La France dispose des talents nécessaires à son autonomie numérique

Les grands esprits se rencontrent

La France dispose des talents nécessaires à son autonomie numérique

OPINION. À l’heure où notre souveraineté numérique vacille entre dépendance et dispersion, une alternative émerge : les coopératives de services. Ni start-up, ni SSII, elles fédèrent les talents, articulent autonomie technique et intérêt général. Face aux paradoxes de l’action publique, elles pourraient incarner le chaînon manquant entre vision stratégique et efficacité opérationnelle. Par Jean-Gérard Pailloncy, Chercheur et Fondateur de Hors Norme.

Notre rapport au numérique est à un tournant et notre souveraineté ne doit plus être qu’un mot, mais une méthode. Entre dépendance aux solutions étrangères, déconnexion entre outils libres de droit et réalité opérationnelle, et dispersion des talents, la promesse d’un numérique souverain reste souvent théorique. Pourtant, les briques existent, les compétences sont là, les initiatives émergent, mais manquent encore d’un cadre, d’un modèle capable de relier autonomie technique, intérêt général et engagement collectif. Comment mobiliser les talents nécessaires à notre autonomie stratégique ? Et si la réponse venait d’un autre type d’organisation ? Ni start-up, ni SSII, ni administration : des coopératives de services, plus égalitaires, redonnant du sens et de la liberté aux talents, pensées pour fédérer les expertises.

L’autonomie technique : la première marche vers une souveraineté opérante

La souveraineté ne peut plus se résumer à une posture politique. Elle doit devenir une capacité fonctionnelle : celle d’agir, de développer, d’adapter ses outils sans dépendance critique. L’autonomie technique est la première marche vers cette souveraineté opérante. Elle implique une maîtrise des infrastructures, des logiciels, des normes et surtout la capacité de les faire évoluer. Des initiatives comme « La Suite » de la DINUM montrent que des solutions françaises, efficaces et robustes, existent. Elles prouvent qu’un autre numérique est possible : un numérique ancré dans notre territoire, pensé pour répondre aux enjeux publics. Mais un paradoxe persiste : l’État proclame la souveraineté, tout en continuant d’alimenter, par ses achats et partenariats, des dépendances systémiques. Le hiatus est là : entre le discours et les choix d’investissement. Ce n’est pas un problème de compétences, c’est un problème de structure et de volonté. C’est pourquoi il faut faire de l’autonomie un projet de société. Elle ne peut reposer uniquement sur la technique : elle nécessite une réflexion sur la gouvernance, le financement, l’écosystème. Il faut créer des passerelles entre la maîtrise technologique et les modèles juridiques adaptés à une ambition collective.

Le modèle coopératif pour organiser la complexité et fédérer les énergies

Face à la fragmentation du secteur Tech, le modèle coopératif offre une réponse structurelle. Aujourd’hui, la France regorge de talents — freelances, chercheurs, ingénieurs, designers — mais ces talents opèrent souvent en silo. D’un côté, des indépendants isolés ; de l’autre, des SSII centrées sur la rentabilité ; entre les deux, une puissance publique qui peine à faire levier sur ces ressources. Le modèle coopératif, et plus particulièrement celui des CAE (coopératives d’activité et d’emploi), permet de dépasser cette fragmentation. Il fédère sous un même toit des expertises variées, dans une logique de mutualisation, d’indépendance et de gouvernance partagée. C’est un modèle politique autant que juridique. Il permet à la fois le portage administratif des freelances, l’incubation de projets stratégiques, et l’accès aux marchés publics grâce à une personnalité morale structurée. Il garantit une indépendance financière et décisionnelle, essentielle pour éviter la captation d’intérêt par des logiques privées ou politiques. Ce modèle permet aussi de réconcilier deux rôles souvent opposés : l’expert et le serviteur. Dans une coopérative, l’ingénieur n’est pas qu’un technicien, il devient un acteur de la stratégie collective. Il apporte non seulement son savoir-faire, mais aussi une vision, une responsabilité partagée.

Mobiliser les forces vives : vers un numérique de mission

Le numérique n’est plus un simple outil : c’est une infrastructure critique, un enjeu démocratique, un levier de souveraineté. Il est temps de passer d’une logique de service à une logique de mission. Comme la Défense mobilise ses réservistes, nous devons organiser l’engagement des talents du numérique autour de causes communes : cloud souverain, cryptographie, open source, IA éthique, protection des données. Ces défis ne sont pas seulement techniques — ils sont profondément politiques. Dans ce contexte, de nombreux professionnels cherchent à donner plus de sens à leur travail. Ils ne veulent plus livrer uniquement des lignes de code, mais contribuer à des projets utiles, durables, collectifs. Le numérique de mission répond à cette attente en replaçant la technique au service de l’intérêt général, dans des cadres d’action où les finalités comptent autant que les moyens. Le modèle coopératif offre ce cadre. Il permet de fédérer des compétences dispersées, de structurer des engagements durables, et de réconcilier autonomie professionnelle et action publique. C’est une manière de redonner aux forces vives du territoire un rôle moteur dans la construction d’une autonomie numérique organisée et souveraine.

Le numérique ne peut plus être traité comme un simple levier technique : il est devenu un enjeu de souveraineté, de résilience et de cohérence collective. Il est temps de sortir de la dépendance assumée pour construire une autonomie organisée. Cela suppose de faire confiance aux forces vives du territoire, de créer les conditions de leur engagement, et de reconnaître enfin que servir l’intérêt général peut et doit passer par un nouveau modèle.

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Jean-Gérard Pailloncy est chercheur, entrepreneur et co-fondateur de Hors Norme, une structure coopérative créée en 2025 pour mobiliser les chercheurs et experts des établissements les plus prestigieux — notamment issus des Écoles Normales Supérieures — au service de projets à fort impact économique, écologique et social. Ingénieur et docteur en informatique (ENS Lyon / INSA Lyon), diplômé en stratégie et finance (CNAM), il met depuis plus de 20 ans son expertise au service des organisations publiques et privées, en France et à l’international, sur des enjeux de souveraineté numérique, de données, et de structuration scientifique transdisciplinaire.

Source: La Tribune